Education, un nouveau délire : l'enseignement précoce de "l'encodage"
Sur les injonctions des Zuckerberg et autres bidouilleurs dont le succès davantage financier que technologique ne devrait pas nous amener à les considérer comme des sommités en matière de pédagogie.
Quand, en matière d'éducation, tirera-t-on les vraies leçons des expériences du passé, des évaluations faites (et la providence seule sait combien on "évalue" dans l'école française, à tel point qu'on se demande même quand on a le temps d'apprendre ce qu'on est censé évaluer?) Le recul inquiétant de l'école française dans le classement PISA a certes "fait débat", d'autant plus que le diagnostic a été posé avec lucidité. Pour suggérer des remédiations qui vont à l'opposé de ce qu'il faudrait faire.
On ne cesse de le répéter... Le principe de base devrait être: "à école élémentaire, savoirs élémentaires" ; limiter le nombre des acquis transmis entre la Maternelle et le CM2, mais les transmettre solidement. Lire, écrire, compter, acquérir des bases de culture générale solide et adaptée à l'âge de l'élève (en histoire, la chronologie commentée avant la réflexion sur les grands concepts, en géographie la localisation avant les analyses, en sciences on privilégiera l'observation et la reproduction d'expériences simples dont on tente de trouver les conclusions et de les interpréter, etc.)
Le langage - oral et écrit - est plus qu'un moyen de communiquer. C'est le support de la pensée ; sans lexique, sans syntaxe structurée, il est impossible de penser rigoureusement (ce n'est pas pour rien que beaucoup de jeunes à peu près incapables de s'exprimer, disposant d'un lexique de quatre cents mots et d'une syntaxe très approximative plongent dans la violence).
C'est pourquoi le rôle fondamental de l'école primaire est d'acquérir des bases solides en lecture et en expression écrite car sans cela, rien n'est possible (nous n'entrerons pas dans le débat sur les bonnes et mauvaises méthodes, débat tranché par des gens qui en général n'y connaissent rien: si on respecte le savoir de son mécano, si on sacralise celui de son toubib, chacun se sent légitime pour juger de la manière dont un enseignant, même très bien formé - s'il fut recruté avant 1990 ou s'il bénéficia de l'appui sans faille de gens qui avaient gardé la tête sur les épaules - doit travailler).
Or il n'est pas d'année sans que l'on n'ajoute des "missions" supplémentaires à l'école primaire et comme les horaires ne sont pas extensibles à l'infini, il est évident que ces dernières s'exercent au détriment des fondamentaux. C'est ainsi que le mille-feuilles avec lequel on doit composer a réduit de façon drastique le nombre d'heures consacrées à l'enseignement du français (750 perdues entre le CP et la troisième)... Comment dans ces conditions s'étonner que les résultats soient calamiteux? La plupart des enfants ne mettent plus l'orthographe? On décrète que c'est accessoire et subalterne, et ainsi de suite...
Beaucoup, dans les quartiers populaires, se complaisent dans un sabir "wesh-wesh"? On s'extasie, dans les milieux bobos, sur "cette nouvelle culture issue de nos banlieues" (tout en conduisant les gamins aux cours de violoncelle, à l'équitation, au conservatoire) et tant pis si cette incapacité à s'exprimer selon les codes reconnus de notre société constitue un obstacle majeur à l'intégration - tout comme au siècle dernier, l'argot parlé en lieu et place du français académique cantonnait dans les bas-fonds de la société (cyniquement, même, on s'en réjouit: ça fait de la place pour NOS enfants)
Dernière lubbie qui a enflammé les médias, lesquelles ont multiplié les reportages dans des établissements en pointe à cet égard, évidemment situés aux USA* : l'enseignement précoce de la programmation, dès l'école primaire, présenté comme une "nouveauté incontournable"
* (on sait que tout ce qui vient d'outre Atlantique est forcément légitime et tant pis si cette puissance, en dehors de quelques universités très chères et à la sélection impitoyable, "bénéficie" d'un système d'enseignement en général calamiteux)
Nous voilà à nouveau en pleine absurdité: il faudrait "préparer dès aujourd'hui les enfants aux métiers de demain, et justement nous avons de plus en plus de mal à recruter des programmeurs en informatique, alors faisons des gamins de futurs programmeurs!".
Certes le rôle fondamental du système éducatif dans sa globalité est de permettre une intégration efficace dans la société, quoiqu'en disent quelques doux rêveurs qui nous parlent de priorité donnée à l'épanouissement individuel, à la culture générale et toute cette sorte de choses (en général, quand on privilégie ces paramètres à l'insertion professionnelle, on rate les deux objectifs: on obtient des incultes, inadaptés socialement de surcroît). Mais ce n'est pas le rôle de l'école primaire: on n'entre pas - c'est heureux - à onze ans sur le marché de l'emploi, et ce n'est pas non plus celui du collège, sas qui devrait préparer l'élève à la suite de son cursus (en apprentissage, ce n'est pas un gros mot, en bac pro, en bac général s'il y a des perspectives de réussite à l'Université)
Pourquoi apprendre prématurément à programmer de manière formelle, à encoder est absurde? Parce qu'aucune discipline n'évolue plus rapidement que l'informatique, et ce qui tient le haut de la rampe de nos jours sera complètement obsolète dans quelques années. On ne sait pas, de nos jours, avec quels outils on programmera dans cinq ans.
L'informatique, 999 utilisateurs sur 1.000 l'utilisent sans avoir eu besoin de comprendre comment les logiciels sont bidouillés (expression employée intentionnellement, car le grand nombre de bogues qu'on décèle à l'usage constitue la preuve que leur élaboration fut tout, sauf rigoureuse. Un immeuble construit avec aussi peu de rigueur que le système d'exploitation qui bénéficie d'un monopole de fait s'effondrerait en quelques minutes - et la loi interdirait aux victimes de réclamer une indemnisation à hauteur du préjudice subi)
Programmer est une affaire de logique pure, et on peut en résumer les fondamentaux en très peu de termes:
- connaître et utiliser au mieux le "et", le "ou" ce dernier étant inclusif, ou exclusif** ;
- construire une séquence d'actions s'exerçant dans un ordre donné, obéissant à une certaine logique ;
- gestion de la condition: si XX, alors YY
- gestion de la répétition : tant que X, faire Y qui peut parfois se simplifier en "répète X fois l'action Y"
- plus complexe: la récursivité (l'action est inscrite dans le corps même de cette dernière, incluant ou non un pas et des conditions d'arrêt).
- la création de vraies aléatoires, qu'on utilisera comme tel.
** les dinosaures de l'Académie française seraient inspirés, de nous proposer autre chose que l'affreux et/ou que nous sommes contraints d'employer en de nombreuses circonstances, pour le différencier de l'alternative pure
C'est l'étude (à pas comptés et sans inflation chronophage) de cette logique pure, dans le cadre de l'enseignement des mathématiques, qui formera des têtes bien faites,,aptes à mettre plus tard ces compétences au service d'un apprentissage de la programmation, dans le langage du moment et qui n'aura strictement rien à voir avec celui qu'ils avaient peut être explorés quelques années auparavant. Et la logique, à huit ans, peut s'apprendre avec une recette de confection de gâteaux obéissant aux critères définis ci-dessus.
Vous doutez? Il y a une confirmation par l'exemple ; l'auteur de ces lignes est particulièrement bien placé pour en parler puisqu'il y a trente ans, convaincu des bienfaits de l'enseignement de la programmation, il le dispensa au sein des écoles et fut même formateur en informatique en Guyane, au profit des enseignants. En 1984, le vieux sage Chevènement siffla la fin de la récréation et refit de l'école primaire ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: un lieu où on transmettait des savoirs de base (les programmes du CP au CM2 devaient - cahier des charges imposé par le Ministre - être inclus in extenso dans un livre de poche de 150 pages au maximum, en typographie moyenne, et rédigés dans une langue accessible à tous. Quatre année de paix, de travail dans la clarté, avant l'arrivée des Jospin, Allègre, Meirieu et consort (ceux pour qui le "ballon" devenait un "référentiel bondissant")
Mais dans ce grand moment de bon sens, le Che, pris par l'ambiance du moment, commit une erreur en incluant dans l'enseignement des sciences et techniques, pour le CM1 et le CM2, une initiation à la programmation structurée considérée alors comme le nec plus ultra, le comble de la modernité.
On travaillait sur des TO7 ou des MO5 Thomson (64KO de mémoire interne, seul support: disquettes cinq pouces, informations rappelées pour les amateurs d'archéologie); nous apprenions aux élèves à programmer en LOGO ou en BASIC et deux ans plus tard, les formateurs (dont je faisais partie) préparaient l'enseignement du PASCAL dans les lycées (ce programme avait un avantage, il se rapprochait le plus des principes de la programmation structurée). Nous étions sûrs que TURBO PROLOG, que nous tentions de décrypter, ouvrirait des portes insoupçonnées en matière d'intelligence artificielle... Qui s'en souvient?
Là-dessus, votre serviteur a réorienté sa carrière... Il est parti faire tout autre chose dans la jungle guyanaise, dont il a réémergé six années plus tard, toujours avec son statut de "formateur en informatique". Mais entre temps Windows était arrivé, et ses connaissances, devenus obsolètes à un point qu'il était difficile d'imaginer, l'auraient rendu parfaitement ridicule s'il n'avait refusé catégoriquement de repiquer au truc autrement que comme utilisateur des fonctionnalités de sa machine (qu'il dut apprendre une par une, tel un débutant).
Cet exemple devrait suffire: si on n'empêchera évidemment pas un ado de bidouiller sur son ordinateur pour réaliser des applications de son choix, lui donner à croire qu'il deviendra le nouveau Zuckerberg, c'est aussi intellectuellement malhonnête que lui acheter un ballon en lui certifiant qu'enfin, grâce à lui, Zidane aura un successeur. Et il y a neuf chances sur dix pour que son bidouillage, sans un support logique rigoureux, lui fasse prendre de mauvaises habitudes (programmes mal construits qui "buguent" pour ce motif et pour corriger cela, au lieu de revenir à la source on met à chaque fois une "rustine" de quelques lignes d'encodage)
Il y aurait en revanche urgence, puisqu'on parle informatique, à travailler avec les élèves pour leur faire comprendre que tout ne vaut pas tout sur la Toile, qu'un article pioché sur Wikipedia et une contribution déposée par un expert et validée par ses semblables, c'est très différent. Que faire un copié-collé sans réflexion personnelle, c'est tout sauf un travail intellectuel.
Mais c'est évidemment moins glamour, moins démago, que de filmer des préados boutonneux enchantés d'avoir "encodé" et construit un "jeu de briques" tel qu'on en vendait déjà il y a trente ans, qui aura juste bénéficié de plus d'attributs (sons, couleurs, vibrations, fournis par la multinationale qui aura venu la bécane).
benjamin borghésio