Urgence absolue en France... Un moratoire sur le "sociétalisme"
Ce n'est pas quand un peuple a des raisons objectives de douter, de vivre dans l'angoisse du fait des incertitudes économiques, qu'on le bouscule en prétendant changer en profondeur la société dans laquelle il vit.
D'une part, cela génère un stress supplémentaire ; d'autre part, cela donne du grain à moudre aux extrémistes de tout poil.
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C'est parce qu'entre 1958 et 1968, malgré la guerre d'Algérie, la France était en pleine expansion économique et sociale, que les blocages sociétaux sont apparus comme intolérables (se souvenir qu'en 1967, la censure interdisait le film La Religieuse, de Jacques Rivette, à la stupéfaction de l'intelligentsia mondiale) et c'est ce qui explique la déflagration de mai 1968: une cocotte dont la soupape est bloquée finit par exploser. MonGénéral, visionnaire sur bien des points, était néanmoins, sur les questions de société, un homme né au XIXe siècle avec les préjugés de son époque (on signalera néanmoins le feu vert qu'il donna à Neuwirth pour que ce dernier continue de promouvoir une contraception accessible aux femmes: "Continuez, Neuwirth! La vie doit se donner en connaissance de cause!")
L'élection de Giscard d'Estaing, concomitante avec une sortie de crise (après le premier choc pétrolier) donna le sentiment qu'on entrait dans une ère nouvelle (avant de sombrer dans une dérive monarchique qui confinait à la pathologie) et cette bouffée d'air pur permit, sans secousse notable (mais les débats parlementaires furent d'une rare violence: ceux qui canonisent aujourd'hui Simone Veil sont les dignes successeurs des salauds qui la traitèrent d'avorteuse et la comparèrent aux SS d'Auschwitz, lieu qu'elle intégra contre son gré, et comme pensionnaire): majorité civile à 18 ans, droit à l'IVG sous certaines conditions, constituèrent de notables avancées. Le retour de la crise économique et son corollaire: le développement du chômage, les pénibles soubresauts politiques (ministres assassinés ou "suicidés", diamants généreusement offerts, scandales à répatition etc.) cadenassèrent de nouveau la scène sociétale et Giscard, enfermé dans sa tour d'ivoire, n'intervint plus que comme gestionnaire d'une société crispée.
"Sainte Simone" vue par une bonne partie de la droite, à l'époque
Idem, l'élection de François Mitterrand suscita d'immenses espoirs et une vague d'optimisme, d'euphorie. Après 23 ans de purgatoire, une moitié de la France jusque là exclue de toute forme de pouvoir consistant accédait aux affaires, pendant qu'une bonne partie des perdants, sans adhérer pour autant à la nouvelle majorité, lui donna en quelque sorte quitus: la Chambre rose issue des élections législatives de juin 1981 fut la résultante du maintien du socle présidentiel de Tonton, une part non négligeable de ses opposants ayant voté blanc ou s'étant abstenu. Dans ce contexte, François Mitterrand put faire avancer une des propositions phare de son programme, sans doute la plus impopulaire: l'abolition de la peine de mort (plus la suppression de la Cour de sûreté de l'Etat et des tribunaux militaires permanents).
Mitterrand aurait pu pousser son avantage et, tambour battant, créer le grand service public unifié de l'éducation également inclus dans ses promesses. Sans doute peu convaincu in fine, il choisit la voie du "dialogue" avec un épiscopat qui voulait tout, sauf dialoguer et de fil en aiguille, on arriva en 1984 avec une situation bloquée, des centaines de milliers de manifestants et surtout, une opinion désenchantée par le tournant de la rigueur, fort peu motivée pour défendre un pouvoir encalminé sur une question sociétale, quand il se révélait par choix (la tentation européiste) incapable de satisfaire les aspirations sociales.
Lorsque Jospin accéda aux affaires en 1997 à la surprise générale - la sienne en particulier -, son passage à Matignon coincida avec un retour de la croissance qui permit une baisse notable du chômage et une amélioration conséquente du pouvoir d'achat pour certaines catégories de populations: l'optimisme revenait dans le pays.
Si on excepte les glapissements de quelques excités de la Calotte dont Boutin qui brandit sa Bible à l'Assemblée, le Pacs que la plupart des parlementaires de droite considéraient comme le mal absolu fut, dans ce contexte, accueilli par la très grande majorité des Français avec satisfaction ou, du moins, avec une indifférence bienveillante. C'est sur un problème sociétal (cette fois en refusant d'intervenir) que Jospin fut licencié sans délai en 2002, pour avoir traité par le mépris l'insécurité montante (qu'il nommait dédaigneusement sentiment d'insécurité), et ça ne passait plus dès lors que la crise pointait de nouveau le bout de son nez.
Sarkozy était dans son rôle, homme de droite dure élu avec le soutien d'une droite très dure**, en soulevant des thématiques de droite (encore qu'il aurait pu le faire sans chercher en permanence à cliver, à provoquer). Si la mayonnaise n'a pas pris avec son fétide débat sur l'Identité nationale, avec sa référence à la supériorité supposée du curé sur l'instituteur, à ses attaques mussoliniennes contre les corps intermédiaires (entre autres), si malgré ses efforts son quinquennat a remis en selle le FN, c'est parce que ces thématiques sociétales furent prises pour ce qu'elles étaient: des dérivatifs pour tenter de masquer la hausse des déficits, de la dette, du chômage, la baisse du pouvoir d'achat. Ce sont ces carences qu'on lui reprocha en le chassant du pouvoir malgré la médiocrité relative de son concurrent
** (et aidé de quelques renégats, avec en face de lui une concurrente qui ne faisait manifestement pas le poids: la désignation de Royal par les militants socialistes fut une des plus grandes hallucinations collectives de l'histoire politique)
Et voilà que Hollande tombe dans les mêmes travers... avec pour circonstance aggravante que nous sommes en crise depuis six ans, qu'il n'a pas l'ombre d'une réussite sur les terrains qui comptent, à savoir la lutte contre la finance (c'est Montoire tous les jours, avec les capitulations de Moscovici devant les banques, les paradis fiscaux, le patronat, etc.), contre le chômage, contre la baisse - désormais officielle y compris selon l'indice Insee - du pouvoir d'achat, la mise à la casse de l'industrie, etc. Le mariage pour tous... passons. C'était une des promesses emblématiques du candidat et il fallait bien qu'il en tienne au moins une, mais pourquoi avoir laissé le débat s'epoisonner des semaines durant, l'UMP, au cours du quinquennat précédent, lui ayant fait cadeau d'une modification du règlement de l'Assemblée qui permet à la majorité de limiter un débat dans le temps? Des mois de guerre civile autour des personnages aussi controversés qu'une Frigide Barjot - fraudeuse au logement voire aux impôts - devenue icône nationale, pour aboutir à moins de 3.000 mariages célébrés en un semestre...
Fallait-il vraiment jeter un peu plus d'huile sur le feu en ouvrant à nouveau le "débat" sur l'IVG en ne s'intéressant qu'à un point de sémantique: la notion de "détresse" de la femme dont chacun sait qu'il ne présente plus, en 2014, un obstacle quand le manque de centres pratiquant l'IVG, le défaut d'information, la mise au pain sec des plannings familiaux constituent de réelles difficultés qu'il vaudrait mieux résoudre, plutôt que "causer"?
Faut-il, au lieu de plancher sur l'inquiétant décrochage de nos élèves (classement Pisa) disserter gravement et de façon absconse sur l'opportunité d'aborder en classe une fumeuse "théorie du genre" - ce qui permet à des gens de mauvaise foi, mais forts en rhétorique, d'expliquer à des parents ignorants qu'on va apprendre aux petits garçons à devenir des petites filles? En foi de quoi un mouvement de boycott des écoles pour protester contre cette "théorie du genre" a obtenu un succès incontestable (20% d'absentéisme dans les écoles populaires de Meaux, exemple parmi d'autres). Une circulaire à usage interne, adressée aux enseignants et chefs d'établissement rappelant la nécessité de veiller à l'égalité garçons-filles ne suffisait-elle pas? (ça ne va pas de soi: les enseignants débutants commettent des erreurs en donnant - ou non - la parole aux garçons ou aux filles)
Faut-il - appelons un chat, un chat - ouvrir un débat sur l'euthanasie qui va encore secouer la société (et pas que l'ultra-droite: pour ma part, à titre personnel, cette idée me révulse si je défends le suicide assisté et surtout l'application des dispositions légales concernant les soins palliatifs) quand la loi Léonetti que la plupart des personnes informées trouvent équilibrée n'est appliquée qu'aux marges?
On peut faire subir un lifting à un individu... Quand celui-ci est en bonne forme. Pratiquerait-on cet acte sur un grand malade dont on ne parvient pas à juguler les souffrances? Il en va de même d'une société: on s'attaque à ses maux les plus graves avant de prétendre ouvrir des débats qui ne font que cliver, qu'exacerber les antagonismes, que susciter des haines (avant qu'on ne capitule en rase campagne une fois sur deux, en affaiblissant la République devant les extrémistes qui ne rêvent que de l'abattre)
Certains ont voté Hollande parce qu'il était le candidat socialiste. D'autres, parce qu'ils pensaient qu'après un quinquennat de clivages, d'agressivité, de divisions, on avait besoin de normalité, de respirer un peu.
D'autres enfin - dont je fais partie - ont voulu avant tout chasser Sarkozy. Mais quasiment personne n'a pensé sérieusement qu'avec l'alternance, le nouveau pouvoir donnerait autant de prétextes à ses adversaires pour qu'ils embrasent la société civile. Il serait temps que le Président se souvienne qu'il est garant de l'Unité et qu'il cesse de cliver (même si ce n'est pas de la même manière que son prédécesseur, le résultat est identique, sinon pire)
benjamin borghésio